Le long périple de la loi SREN
Comme nous vous l'indiquions dans notre analyse, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (loi SREN) traite de nombreuses questions relatives au numérique. De l'encadrement de la pornographie à la protection des mineurs, en passant par l'usage de l'IA, les plateformes de type Air BnB, le stockage cloud, la responsabilité des plateformes et celle des fournisseurs de navigateurs, jusqu'à la répression du cyberharcèlement, elle couvre un très grand nombre de sujets.
La loi ratisse donc large, très large, et elle n'y va pas avec le dos de la cuillère en instaurant notamment un délit d'outrage en ligne et une peine de bannissement des réseaux sociaux.
Après son adoption à l'unanimité au Sénat en juillet, la loi SREN fut encore renforcée puis adoptée à l'Assemblée nationale par 360 voix contre 77 et 124 abstentions, le 17 octobre dernier.
Les votes pour sont en bleu, les votes contre en rouge et les abstentions et absents en gris. Source : Assemblée nationale
Il s'agit donc d'une affaire qui roule pour ce projet d'origine gouvernementale, dont l'adoption définitive après commission mixte paritaire (CMP) est inscrite sur l'agenda du Sénat à l'entrée du mercredi 8 novembre.
Ou plutôt... était inscrite, jusqu'à ce que la Commission européenne vienne brutalement taper du poing sur la table et chambouler complètement ce calendrier. La CMP devrait pourtant se tenir d'ici la fin de l'année, selon Jean-Noël Barrot, ministre délégué au Numérique, mais de nombreux ajustements d'envergure seront pourtant nécessaires pour que la loi puisse être finalement promulguée, et d'autres rebondissements sont encore à prévoir.
Les nombreuses remontrances de l'Union européenne sur la façon de faire à la française
Si vous avez l'habitude de nous lire, vous n'aurez pas manqué un point que nous avons coutume de relever : il est devenu courant que le législateur français essaie de prendre les devants pour orienter les projets européens en matière de numérique. Or il semblerait que, pour la Commission, le bouchon ait été poussé un peu trop loin et de façon répétée.
Le domaine réservé de l'UE, tel qu'il est prévu par le Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne, prévoit les domaines dans lesquels seule l'Union est compétente pour adopter des actes législatifs. Parmi ceux-ci se trouve l'établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur. En substance, il s'agit du champ dans lequel entre le Règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act - DMA) ainsi que le Règlement sur les données (Data Act) qui couvrent un très grand pan de ce que la loi SREN entendrait traiter. Or ces Règlements, contrairement aux directives, ne nécessitent pas de transposition dans les lois nationales, ne permettent pas d'adaptations, et s'appliquent directement.
Pour la Commission, la France aurait tendance à faire des lois numériques qui ne relèvent pas de son domaine de compétence et ne devraient pouvoir être prises qu'au niveau européen. Après s'être agacée qu'elle promulgue la loi sur les influenceurs et celle instaurant une majorité numérique sans respecter les délais de statu quo obligatoires pour lui permettre d'émettre des observations, la Commission a émis un avis circonstancié à l'encontre de la France.
Ceci est tout sauf une procédure anodine car un avis circonstancié constitue une mise en demeure avant d'éventuelles poursuites d'infractions. Que la Commission décide d'intervenir en plein processus législatif témoigne de son irritation et augure de son courroux.
En l'occurrence, elle reproche notamment au projet de loi SREN d'empiéter sur le terrain du DMA en adoptant unilatéralement des mesures plus restrictives, de manière parfaitement irrégulière. En outre, elle fait part de son inquiétude vis-à-vis de la peine de bannissement des réseaux sociaux, susceptible d'induire une surveillance généralisée des contenus par les plateformes plutôt que par une autorité administrative. Elle rejette, enfin, l'obligation d'afficher un avertissement particulier avant les contenus pornographiques qui simuleraient la commission d'un crime ou d'un délit.
Et cet avis ne porte que sur la version du texte issue du Sénat, avant qu'il soit encore drastiquement renforcé par les députés, en particulier en élargissant à l'outrage en ligne le champ des infractions susceptibles d'un bannissement des réseaux sociaux.
MàJ : Le Gouvernement a transmis à la Commission la version du texte adoptée par l'Assemblée et le statu quo court désormais jusqu'au 9 février 2024. Il devient peu probable que la CMP puisse se tenir d'ici la fin de l'année comme initialement prévu par le ministre.
De l'autre côté du miroir, pour le Gouvernement français, tout va bien. Cet avis serait même une "victoire politique", en ce qu'il validerait, d'après l'entourage de M. Barrot, les mesures d'encadrement d'âge pour l'accès aux sites proposant du contenu pornographique et encouragerait même la France à prendre les devants. Dans les faits, la Commission rappelle qu'un projet européen d'encadrement de ces sites pour adultes est en cours d'élaboration, demande à la France de prévoir des mesures permettant de révoquer les dispositions concernées dans la loi SREN en cas de doublon avec le futur Règlement, et charge Paris de lui transmettre le référentiel qui sera établi par l'ARCOM.
Quelles conséquences sur la loi SREN ?
Nous vous invitons avec malice à relever que, si les Gouvernements français successifs ont tendance à accuser l'UE d'être responsable de toutes les politiques austéritaires ou libérales qu'ils n'ont pas envie d'assumer, les règles de l'Union qui limitent quelques peu leurs éventuelles velléités autoritaires paraissent, dans leur discours, beaucoup moins impératives...
L'avis circonstancié adressé par la Commission ne bloque pas les débats et le processus parlementaire, mais empêche le Président de la République de promulguer la loi avant un délai de trois mois et à condition que Paris ait répondu aux remarques de la Commission en annonçant les mesures qui allaient être nécessairement adoptées pour anéantir les incompatibilités.
Cependant, les modifications substantielles apportées au texte par l'Assemblée doivent, elles aussi, être notifiées à la Commission, qui pourrait alors émettre un nouvel avis et suspendre encore davantage la promulgation de la loi.
Si la France venait malgré tout à promulguer la loi sans se conformer au droit communautaire, n'importe quel juge national pourrait alors écarter la loi SREN pour l'affaire qui lui serait soumise dans le cadre de son contrôle de conventionnalité. Il pourrait également introduire un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour obtenir du juge européen qu'il tranche définitivement la question de validité de la loi.
De son côté, en cas d'absence de réponse satisfaisante à son avis circonstancié, la Commission de l'Union européenne pourrait adresser un constat d'infraction sous la forme d'un avis motivé. Ce dernier obligerait alors Paris à se mettre en conformité, sous peine d'un recours en manquement opéré devant la CJUE susceptible de résulter en une peine d'amende et d'astreinte financière drastiques.
Il n'y a, en réalité, que très peu de chances pour que la loi SREN soit promulguée en l'état et elle ne serait alors, le cas échéant, de toute façon pas applicable. L'hypothèse la plus probable est que de substantielles modifications du projet de loi interviennent avant son adoption définitive par le Parlement. Quoi qu'il en soit, vous n'avez pas encore fini d'entendre parler de la loi SREN dans nos colonnes !
MàJ : Le Gouvernement a notifié la version du texte adoptée à l'Assemblée nationale et la période de statu quo - délai avant lequel la loi ne peut être promulguée - court désormais jusqu'au 9 février 2024.
La tenue de la CMP d'ici la fin de l'année, comme annoncée par le ministre délégué au Numérique paraît, dès lors, très incertaine.