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Avec son entrée en vigueur, quels sont les changements apportés par le règlement sur les marchés numériques ?

Fruit de longs débats entre les États membres de l'Union européenne – qui ont dû lutter contre une pression énorme des géants de la tech' dispensée à grands coups de lobbying – le règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act ou DMA), adopté à l'automne 2022, vient d'entrer en vigueur aujourd'hui. Les premières discussions ayant pour but d'encadrer les géants du numérique, qui n'étaient encore que balbutiants, remontent déjà à plus de 20 ans et l'on peut imaginer combien le parcours fut laborieux.

Ce règlement ne concerne que les géants du numérique, ou plus précisément les plateformes qui sont considérées comme essentielles par leur poids sur le marché intérieur de l'Union, par le fait que leurs services sont considérés comme points d'accès majeurs entre entreprises et utilisateurs finaux et par leur position solide et durable dans leur secteur d'activité. Les entreprises gérant ces plateformes sont alors considérées comme des contrôleurs d'accès, et les batailles furent âpres tant nombre de ces géants ont essayé d'échapper à cette qualification.

Dans les faits, les entreprises qualifiées de contrôleurs d'accès sont :

  • Microsoft (pour Windows et Linkedin) ;
  • Alphabet (pour Google Search, Chrome, Android, Youtube, Maps, Google Play, Google Shopping, Google Ads)
  • Meta (pour Facebook, Instagram, Whatsapp, Messenger, Meta Marketplace et Meta Ads) ;
  • Amazon (pour Amazon Marketplace et Amazon Ads) ;
  • Apple (pour l'App Store, Safari et iOS) ;
  • ByteDance (pour Tiktok).

Gatekeeper Designations

source de l'image : Commission européenne

En plus de ces plateformes, des enquêtes de la Commission européenne qui devraient aboutir dans les prochains mois portent sur la possibilité d'inclure Bing, Edge, Microsoft advertising, iMessage et iPadOS à la liste des services de plateforme essentiels. Les plateformes Gmail, Outlook.com et Samsung Internet Browser, quoiqu'elles entrent dans les critères du règlement, ont été jugées par la Commission comme justifiant suffisamment de ne pas être qualifiées comme telles.

Qu'est-ce qui change pour les utilisateurs ?

Concrètement et immédiatement : énormément de choses. Interopérabilité des services, ouverture des magasins d'applications à la concurrence, ciblage des utilisateurs qui devient très limité, logiciels préinstallés qui deviennent précaires, impossibilité de mettre en avant ses propres services, comptes qu'il deviendra possible de dissocier, etc.

Revenons, dans l'ordre, sur tous les effets que ce règlement aura pour les internautes, en précisant d'abord deux éléments importants :

Les entreprises qui contreviendraient au DMA s'exposent à des amendes d'un montant de 10 % de leur chiffre d'affaires mondial annuel, et même 20 % en cas de récidive. Comme le dirait Matt', reste à voir si ces amendes seront vraiment appliquées, mais les efforts réalisés par les contrôleurs d'accès pour se mettre en conformité avec le DMA laissent à penser que ça serait le cas. Voilà qui est sacrément dissuasif.

Les règlements européens, comme le RGPD, ne nécessitent pas de transposition dans le droit interne des Etats membres et s'appliquent immédiatement sur tout le territoire de l'Union européenne, sans qu'un Etat puisse décider de passer outre. Autrement dit, pas de mauvais élèves en perspective.

Interopérabilité : Les différents clients de messagerie instantanée, par exemple Whatsapp, Telegram, Signal et Messenger devront pouvoir fonctionner de concert et communiquer entre eux. Si vous avez un compte sur l'une de ces plateformes, il sera possible de communiquer directement (et, en théorie, relativement facilement) avec un utilisateur d'une autre de ces plateformes, sans que vous ayez besoin d'avoir un compte sur une plateforme commune. Dans le même ordre d'idées, il devient possible à un utilisateur de demander le transfert de ses données de l'une vers l'autre de ces plateformes, dans un format interopérable, puis d'en demander la suppression à la plateforme d'origine. Il s'agit là d'une disposition qui était déjà envisagée dans le RGPD mais qu'il n'était jusqu'alors pas vraiment possible de faire valoir.

Magasins d'applications : Il n'est plus désormais possible, pour le distributeur d'un OS de smartphone, de placer son appstore en position de monopole. Dans la droite lignée du procès remporté par Epic Games contre Apple, les développeurs pourront désormais distribuer leurs applications via d'autres distributeurs, qui pourront fixer d'autres conditions de rémunération. Il demeure à noter que, selon de nombreux observateurs, Apple tenterait de contourner l'esprit du règlement en rendant la chose possible en théorie mais impossible en pratique. Il serait étonnant que l'affaire en reste là.

Dissociation des plateformes : Les contrôleurs d'accès ne pourront plus, à moins d'obtenir un consentement exprès, éclairé et libre des utilisateurs, partager entre leurs différentes plateformes les données qu'ils collectent. L'impact de cette mesure est dantesque et menace grandement leur modèle économique essentiellement basé sur le profilage, la publicité et la revente de données. Un autre effet de ces dispositions est que les utilisateurs vont retrouver la possibilité de dissocier leurs comptes entre les plateformes d'un même groupe. Il sera possible d'avoir notamment un compte Youtube et un compte Google distincts, ou un compte Facebook, un compte messenger et un compte instagram distincts aussi, sans que l'entreprise mère puisse vous forcer à être automatiquement connecté aux autres si vous vous connectez à l'un.

Logiciels préinstallés : Les utilisateurs de Windows pourront désormais supprimer une très grande quantité de logiciels préinstallés avec leur système d'exploitation. Cela va de Cortana à Edge, en passant par une énorme quantité d'autres logiciels et notamment ceux qui sont apparus à partir de Windows 10. La firme de Redmond, qui entrelaçait le fonctionnement de son système à ces différentes applications va devoir sacrément revoir sa copie.

Mise en concurrence : Il n'est plus désormais possible, pour les plateformes, de mettre en avant leurs propres produits et services au détriment de produits et services concurrents. Cela concerne les vendeurs de matériel, comme Amazon, mais cela va également beaucoup plus loin. Google ne peut plus, par exemple, décider de mettre en avant ses services Maps, Shopping, etc. sur son moteur de recherches. À l'instar des résistances d'Apple pour son appstore, cette disposition engendre résistance et complications pour les utilisateurs.

Comment réagissent les géants de la tech' ?

Mal. Ils réagissent terriblement mal et, si l'on regarde attentivement les quelques paragraphes ci-dessus, il est aisé de comprendre combien ces quelques mesures mettent grandement en danger leurs modèles économiques : il n'y a plus de monopoles, plus de concurrence faussée en apportant un traitement préférentiel à leurs propres produits, plus de ciblage poussé de leurs utilisateurs en croisant leurs données, plus de prise en otage de ces derniers pour les conserver sur leur plateforme, plus de logiciels obligatoires qu'ils sont incités à utiliser à défaut de pouvoir les désinstaller.

De nombreuses initiatives ont été entreprises pour essayer de contrecarrer le règlement et les 6 compagnies désignées comme contrôleurs d'accès s'y prêtent. The Verge (qui n'est pas le site web de Thibaut) en dresse un inventaire mais, pour illustrer le propos, listons-en quelques unes. Outre une communication au vitriol pour essayer de convaincre les utilisateurs de s'opposer au texte (en prônant l'argument de la sécurité), Apple donne le choix aux développeurs soit de continuer sur le système actuel (tous les paiements se font in app, Apple touche 30 % de commission et est le seul à pouvoir distribuer l'appli), soit d'être aussi disponible sur les autres stores mais avec des conditions de rémunération bien moins intéressantes pour leurs téléchargements sur App Store, et bien plus complexes. Google, de son côté, a arrêté de proposer le service Maps dans les résultats de son moteur de recherche, alors qu'il suffisait de proposer aussi des services concurrents. Désormais, c'est une carte fixe qui apparaît, histoire d'essayer d'entraîner l'opinion publique de son côté et la pousser à dénoncer le règlement. Encore une fois, ce ne sont que des exemples et chacune de ces 6 sociétés essaie d'entraver cette législation, à laquelle ils sont bien obligés de se plier et qui vient sérieusement gêner leurs affaires.

Du côté des utilisateurs cependant, il semble que l'on ne puisse que se réjouir et le règlement suscite d'ailleurs, chez l'auteur de ce billet, un sentiment qui pourrait être vulgairement illustré comme suit : "aubergine, aubergine, aubergine, aubergine". À chacun de se faire sa propre idée sur la question et nombreux sont les détracteurs, y compris de bonne foi et n'ayant rien à gagner à défendre les GAFAM, qui estiment que l'Union européenne devrait s'occuper de ce qui la regarde et ne pas prendre de telles initiatives pour réguler des technologies sur lesquelles elle n'est pas compétitive. Force est de constater que cinq des six contrôleurs d'accès sont États-uniens et que le dernier est Chinois.

Il demeure que ces mesures sont toutes susceptibles de redonner aux utilisateurs le pouvoir de faire des choix éclairés, de mieux décider de ce qu'ils acceptent ou rejettent et, ainsi, de reprendre un peu la main sur un internet de plus en plus centralisé. Nombreux, d'ailleurs, sont les pays étrangers (en dehors de la Chine et des USA) qui suivent cette affaire avec beaucoup d'attention.

Vaark


  • Superbe article! Plus de transparence, plus de choix sans être "verrouillé" par un fabricant, tant pis pour leur manque à gagner, on est déjà de "bonnes vache à lait dociles" de façon indirecte.

    Pour une fois que l'UE fait "quelque chose de bien", et ce n'est pas pour me déplaire!

    Merci!

    • Merci beaucoup !

      Tu es un poil dur sur le "pour une fois" quand même, dans le sens où elle fait beaucoup, dans son rôle auto-attribué de gendarme mondial du numérique, pour faire prévaloir les intérêts des citoyens européens sur ceux des multinationales prédatrices (RGPD, AI Act, DMA, DSA, droit à la réparation, Data Act, MiCA, etc. et je ne parle que des dossiers ayant été abordés en un an dans ces colonnes).

      Après, pour le reste, chacun doit se faire sa propre opinion, ce n'est pas du tout l'objet du site et il n'y a aucun doute que beaucoup de choses doivent être à déplorer, mais sur le droit sur le numérique en tout cas, elle est avant-gardiste et très souvent pertinente, à mon avis.

      • Tu as raison, je suis dur un peu... Ils ont aussi fait de bonne choses, c'est vrai. Mais ça c'est moi et je peux monter très vite (mais je ne souhaite pas rentrer dans un débat politique, merci du rappel), et je risque d'être partial...

        En tout cas autour de moi ça fait bien parlé.

  • C'est vraiment une très bonne chose et c'est là où on voit la "force" de l'Europe et la "faiblesse" de la France. Si je le met entre guillemet c'est parce que pour imposer des règles à des multinationales surpuissantes quand on est 65 Millions c'est pas du tout la même chose que quand on est 450 Millions. Perdre plus de 400 Millions de clients potentiels ce n'est pas quelque-chose d’envisageable pour ces groupes aussi puissant soit-il, ils ne peuvent se le permettre.

    Pour moi c'est ça le rôle de l'Europe,  protéger les citoyens Européens et ce qu'elle vient de faire avec le DMA et le DSA.

    S'ils pouvaient être aussi efficace dans tous les domaines alors l'Europe serait beaucoup plus apprécié par les citoyens surtout avec les problèmes futures de certaines superpuissances (Chine, Inde, etc.).

    • Tu as absolument raison sur le fait que l'Europe peut bien plus que l'un de ses Etats membres qui agirait de façon isolée, mais ce n'est pas tant parce que nous sommes nombreux (l'UE représente à peine plus de 5 % de l'humanité et ça baisse dur) que parce que le marché intérieur de l'Union est le marché unique ayant le plus gros poids économique au monde (avec un PIB de plus de 15 mille milliards d'euros).

      C'est pour cela qu'elle peut effectivement se permettre de jouer au shérif avec des entreprises plus riches que beaucoup d'Etats, et qu'au niveau national il ne serait absolument pas possible de jouer dans la même cour.

      • C'est pour cela que j'ai mis "400 Millions de clients potentiels", la population africaine est 3 fois plus importantes mais son pouvoir d'achat est bien inférieur, j'ai oublié de le préciser vu que ça me paraissait évident que les niveaux de vies sont très disparate à travers le monde.

  • Merci pour ce très bon article.

    Autant les décisions de l'Union Européenne peuvent parfois (souvent) satisfaire les puissants de ce monde, autant elle peut aussi être le régulateur / défenseur du peuple et c'est le cas ici et c'est tant mieux.

    Maintenant on connaît la force de frappe et de nuisance des GAFAM pour contourner / saboter les directives qui ne vont pas dans leurs intérêts.

    Ils ont aussi réussi à nous rendre ultra dépendants de leurs différents services et il est plutôt heureux que cette directive nous rendent un peu plus maître de nos choix.

  • Merci pour cet article instructif et complet!

    Une des méthodes utilisé par ces fameux contrôleurs d'accès pour mettre leur écosystème en vedette, c'est me semble -t-il de proposer leur service "gratuitement" pour ensuite fidéliser le client et pouvoir sucrer le plus possible ses données personnelles - ce qui explique la gratuité de google map / translator / Whatsapp, le fait que Windows fonctionne même sans activation de licence, etc etc.

    Question à cent balle, mais je me demande dans quel mesure la réglementation européenne - si elle est appliqué de manière effective - pourrait les pousser à changer leur stratégie et à remettre en cause la gratuité de leur service...Affaire à suivre!

    • Réponse à 10 centimes : à mon avis tout dépend de si cette décision fait florès dans le reste du monde... Si un grand nombre d'Etats venaient à emboiter le pas de l'UE, il est fort probable que leur modèle économique reposant sur la gratuité (qui n'en est pas vraiment une si le prix à payer se fait en données) serait contraint de changer.

      En l'état, cependant, je n'imagine pas qu'ils se sentent obligés de le modifier tout de suite.

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